Les sourds brisent leur silence

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Sylvie Steinebach
"Les sourds brisent leur silence", article paru le 17 juillet 1990, L'Humanité



La surdité n’est pas une maladie, disent-ils. Des sourds cassent leur sonotone et revendiquent le droit à l’apprentissage et à l’usage du langage gestuel

Lorsque le maillet s’est abattu sur le billot, réduisant en miettes un « sonotone », le geste devait bien sûr être pris comme symbolique : notre société, s’appuyant sur le pouvoir médical, réduit la surdité à une maladie, un handicap, réprimant toute velléité de prise de paroles par les sourds.
Paroles ? Et oui. Oh, bien sûr pas celles des entendants, mais cette communication pleine et entière que leur permet la « langue des signes », la « L. S. ». Parce que la coupe est pleine, s’est tenu au Futuroscope de Poitiers depuis du 9 Juillet au 13 Juillet, un événement qui fera date dans l’histoire des sourds : le Colloque international sur la langue des signes.
Les sourds ont quelques raisons de fuir comme la peste le terme « d’intégration ». Jean-François Mercurio, président du Colloque, l’explique : « après un siècle de répression, la coupure entre le monde des entendants et des sourds était devenue totale. Nous sommes tout prêts à travailler avec les entendants si nous sommes assurés du respect de ce que nous sommes, en premier lieu, par la reconnaissance de la langue des signes et de sa promotion. » Une révolution, en quelque sorte.

Cette révolution pourtant eut lieu, il y a deux siècles. En 1760, l’Abbé l’Epée, depuis figure emblématique des sourds, crée la première école pour les sourds de tous les milieux (aujourd’hui Institut des jeunes sourds de la rue Saint-Jacques), en recourant au langage gestuel. Après sa mort, son disciple l’abbé Sicard est nommé, par toutes les hautes instances scientifiques du pays, comme son successeur. Nous sommes en 179O, l’esprit de révolution souffle, faisant de l’instruction des sourds une affaire nationale afin que les exclus deviennent citoyens à part entière. Suit alors une période que l’on pourrait presque qualifier « d’âge d’or » des sourds en France..
Mais en 188O, arrive le tristement célèbre Congrès de Milan interdisant purement et simplement l’utilisation de la langue des signes. C’est le triomphe de « l’oralisme » qui refuse le droit à la différence. Lorsque la répression s’installe, elle va au bout de sa logique. On passe de la suppression des écoles spécialisées enseignant la L. S, à l’interdiction des associations et de la presse des sourds, puis à la stérilisation obligatoire pour conclure par leur extermination dans les camps de l’Allemagne nazie…

En France, ce n’est qu’en 1976 qu’un décret lève l’interdiction de la L. S ! Il n’empêche. Ce qui se développe, c’est le marché juteux des appareillages en tous genre. S’ils peuvent apporter un relatif confort à certains, ne redonneront jamais l’ouïe aux sourds profonds mais en revanche s’inscrivent dans une médicalisation qui dénie leur identité culturelle.

Antoine Billy a 25 ans, il est sourd de naissance, de parents entendants : « dans l’institution traditionnelle que j’ai fréquenté petit, l’orthophoniste me donnait des claques lorsque je ne répétais pas bien les sons. On me faisait prendre de l’eau au fond de la gorge pour prononcer le « r ». Lorsque je n’y arrivais pas, on me disait que je le faisais exprès… Et mon cas n’est pas isolé, c’est encore ainsi que fonctionne la plupart des institutions spécialisées oralistes ».

En 1979, des sourds créent l’Association « Deux Langues pour une Education » (2 LPE) qui s’adresse surtout aux parents entendants d’enfants sourds. La philosophie en est simple : puisque l’échec de l’oralisme est chaque jour démontré, (99 % des enfants sourds ne savent ni lire ni écrire) il faut répandre l’enseignement de la langue des signes. Une fois acquise comme n’importe quelle autre langue maternelle, l’enfant peut alors acquérir la lecture et l’écriture de son pays et dès lors, ambitionner de suivre des études, y compris supérieures, comme c’est le cas en Suède par exemple. « J’ai deux filles sourdes, raconte Sylvie. L’aînée a vu, durant des années, des médecins, des spécialistes. Elle a été dans des institutions traditionnelles où le retard scolaire est considéré comme inévitable. La seconde -entre temps j’avais rencontré les gens de « 2 LPE » - a été en classe bilingue. Elle suit une scolarité normale et surtout, elle paraît plus épanouie. »
Michel Lamothe, interprète du Service d’éducation bilingue de Poitiers et promoteur, avec J. F. Mercurio de « 2 LPE Centre Ouest » a longtemps travaillé dans un institut traditionnel à Poitiers. Il a vécu et subi les conflits qui ont eut lieu entre tenants de l’oralisme et militants de la L. S. « Il n’existe en France que quelques classes bilingues. A Poitiers, chaque année, nous nous battons pour que la classe du niveau supérieur existe. A la prochaine rentrée, nous ouvrons une 6e ! Mais les pouvoirs publics résistent. Ainsi, nous sommes sous tutelle non de l’Education nationale mais du ministère de la Santé. Et la DDASS, alors qu’elle accorde un prix de journée supérieur à 1 000 Frs par enfant dans une institution (généralement confessionnelle) traditionnelle, ne nous en octroie qu’un tiers… Ce sont donc les parents qui nous reversent l’allocation spéciale handicapé qu’ils perçoivent… »
On le voit, la route risque d’être encore longue pour la reconnaissance des sourds comme citoyens à part entière. De l’école à la télévision (le journal hebdomadaire des sourds et malentendants est réalisé par un entendant et par exemple, n’a pas fait mention du Congrès de Poitiers !), de l’Université au milieu professionnel, l’exclusion des sourds reste la règle. Mais il y a fort à parier que la réussite du Congrès de Poitiers, répercutée par les quatre cents hommes et femmes, souvent jeunes, venus de vingt six pays, marque une étape nouvelle. Par la langue des signes, grâce aux interprètes, (généralement anciens enfants de parents sourds) on entendra de plus en plus parler d’eux… « L’apartheid » envers les sourds, comme ils disent eux-mêmes, en a pris un coup.




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