Ecole et Surdité


Quand les parents prennent conscience de la surdité de leur enfant, ils sont orientés vers la structure sociale instituée pour les accueillir en Communauté française de Belgique : un centre d'audiophonologie. Qu'il se nomme rééducation logopédique, réadaptation fonctionnelle de l'ouïe et de la parole, du handicap sensoriel, un tel lieu est dirigé par un médecin spécialisé en revalidation entouré d'une équipe psycho-médico-sociale. La logique y est celle du soin et de la réparation technique.

L'espoir insufflé aux familles est qu'à force de travail, de stimulation et de volonté, l'enfant pourra discriminer les phonèmes du français, c'est-à-dire entendre suffisamment la parole vocalisée, et d'autre part, articuler ces phonèmes, c'est-à-dire devenir suffisamment intelligible en parlant le français. Les avancées technologiques sont au service de ce désir, la prothèse cochléaire à implantation chirurgicale en est le denier fleuron et la plupart des efforts sont consacrés à cet objectif en priorité : que l'enfant sourd entende avec l'oreille et parle avec le larynx.

Or, les enfants sourds restent sourds.


Une longue rééducation est nécessaire pour qu'ils puissent donner un sens aux sons perçus avec les prothèses, et d'aucune façon leur rapport au monde sonore ne deviendra équivalent à celui des entendants. Mais, l'illusion est irrésistible de les considérer comme entendants et de les traiter comme des sourds qui entendent ou entendront.

Malgré les diverses impasses dans lesquelles ont été conduites de nombreuses générations de sourds (exclusion sociale, illettrisme, troubles psycho-pathologiques graves, …) depuis plus d'un siècle, aujourd'hui encore, aucun projet officiel d'éducation et d'enseignement pour sourds n'est bilingue français - langue des signes.

La langue des signes est la langue spontanément recherchée, trouvée, créée par la communauté sourde. Décrite et analysée avec les outils de la linguistique moderne, elle a été scientifiquement reconnue à la fin des années 60 comme une langue à part entière permettant l'advenue des nuances les plus subtiles de la pensée. Mais elle n'est pas reconnue au plan politico-légal en Communauté française. Bien que le ministère de l'enseignement et de la recherche ait initié son enseignement depuis 6 ans et mis sur pied une formation des maîtres et un cursus d'interprètes dans des établissements de promotion sociale d'une part, et bien qu'un récent décret de 1998 ait inscrit la langue des signes comme langue d'enseignement potentielle dans les écoles de la Communauté française d'autre part, aucun encadrement n'a été accordé jusqu'ici pour conduire un projet scolaire bilingue à l'intention d'élèves sourds.

"Ecole et Surdité" a.s.b.l. a choisi de s'en donner les moyens.


Une première classe maternelle bilingue français-langue des signes s'est ouverte le 1er septembre 2000 à Namur, à l'Institut Sainte-Marie, école ordinaire qui l'a incluse dans son projet d'établissement. Les fonds pour engager une institutrice pratiquant la langue des signes sont d'origine privée.

La responsabilité juridique du projet est portée par le conseil d'administration de l'a.s.b.l., comprenant des parents, le directeur de l'établissement, une enseignante de la langue des signes et une psychanalyste. La responsabilité pédagogique du projet est portée par un comité de suivi composé de deux professionnels sourds et de deux professionnels entendants (de l'enseignement, de l'éducation, de la surdité).

Le principe est celui de l'immersion en langue des signes pour accéder aux connaissances, sans retard lié aux difficultés de la langue sonore (français), non naturellement accessible. L'immersion en français sera réalisée à d'autres moments en classe et assistée par les outils disponibles (prothèses, langage parlé codé phonétiquement, …). L'équilibre entre les deux langues sera aménagé en fonction de l'âge et des compétences des enfants.

En effet, la plupart des enfants sourds sont nés de parents entendants qui ne parlent pas la langue des signes. La gestualité inconsciente et/ou spontanée des parents est signifiante à leur insu pour les enfants. Ceux-ci rencontrent la gestualité organisée en structure linguistique hors famille. Le relais précoce de l'école nous paraît donc très important pour répondre à leurs propres productions gestuelles spontanées dans une langue instituée, partageable et transmissible.

Le français, langue des parents, leur sera offert de la façon la plus recevable en fonction de leurs aptitudes (restes auditifs, lecture labiale, …) et ils seront invités à le vocaliser de même dans les temps d'échanges ou d'apprentissages en français. La langue des signes peut s'acquérir dans la sécurité et le plaisir. Elle servira de levier à l'acquisition toujours ardue du français oral et de la lecture/écriture. L'enseignante francophone et l'enseignante signante travailleront en partenariat avec les enfants entendants et sourds, ensemble souvent, séparés parfois.

Le fil rouge est l'accueil des enfants sourds dans leur créativité propre et originale et le déploiement de la "faculté d'être sourd". Il faut aussi encourager les relations entre les enfants, qu'ils s'adressent les uns aux autres en langue sonore ou en langue visuelle, au gré de leur désir. La question n'est pas tant "quelle langue doivent parler les enfants ?" mais "quelle(s) langue(s) parle(nt) aux enfants ?" ; ce sont eux qui nous l'apprendront. En cela, le projet d'interaction de groupes soignants dans une école francophone incline sur un versant culturel la logique d'accueil des enfants, sourds dans la société.
L'enrichissement mutuel de tous les acteurs en présence nous semble faire pivoter la notion de handicap.


Yvette Thoua,
Présidente de l'a.s.b.l. "Ecole et Surdité"

Propos recueillis sur Horizon 2000


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