Discours de J-F Mercurio, Colloque International

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Discours de Jean-François Mercurio lors de l’ouverture du premier colloque international sur la langue des signes de 1990.


"La Langue des Signes a été utilisée couramment jusqu’en 1880.
En 1880 elle a été interdite. Et depuis elle l’est toujours.
Depuis 1880 c’est le règne de l’appareillage, de l’oralisme à tout prix.
C’est la volonté de soigner qui a pris le dessus.
La rééducation acharnée pour faire parler les Sourds.
Les Sourds sont des cobayes.
Il est temps de repousser les murs de cet enfermement pour que nous puissions avancer.

Stop à l’acharnement ! Vive la langue des signes ! Stop à la répression !

A l’issu de plusieurs débats nous avons décidé de nous libérer.
Je vais casser des appareils pour nous libérer symboliquement et nous rendre notre langue afin que nous puissions nous exprimer librement pendant le colloque

(...)


Casser les appareils en ouverture de colloque ne veut pas dire que je suis contre les appareils. Pas du tout. Je veux juste renverser la tendance et mettre la langue des signes au premier plan. La langue des signes est ma priorité, pas les appareils. Il est temps que la langue des signes soit reconnue officiellement.

Globalement pendant toute cette semaine le handicap a totalement disparu, s’est totalement effacé.
Nous n’avons eu aucun problème de compréhension.
Grâce aux écrans géants, nous avons pu suivre confortablement.
Grâce au minitel et aux journaux nous avons pu accéder aux informations.
Nous n’avons eu aucun problème de communication, même avec les entendants puisque les interprètes étaient nombreux et disponibles. Ce qui nous a permis d’entrer en relation avec les entendants de manière positive.





Ce confort, ces rencontres entre sourds et entendants, ces rencontres avec les parents, - avec peu d’enfants, hélas- nous ont fait vivre la solidarité. Nous avons vécu ensemble un grand moment, pendant toute cette semaine.



Et dimanche… dimanche… l’oppression va nous retomber dessus. Je vous préviens, dimanche, ça va être dur. Les interprètes seront partis, chacun va retourner au travail. Vous allez être de nouveau confrontés à la solitude, à l’angoisse.
Mais je vous en prie, ne cédez pas à l’angoisse, ne retenez que le positif.

(...)
Lorsque j’avais 25 ans, je ne connaissais rien à rien. J’étais sourd et je m’en fichais d’être sourd. Je parlais en Langue des Signes avec ma bande de potes et ça me suffisait.
On buvait des bières, on se marrait bien, on parlait football. C’était comme ça. J’avais 25 ans.
Ensuite je suis parti en stage. Et alors là, face à moi, un prof sourd.
Un sourd qui se prenait pour un prof. Je me suis dit : « il est fou, lui. » J’étais mort de rire.
Ma réaction les a un peu mis mal à l’aise. Faut dire que j’étais troublé. Parce que depuis que j’étais tout petit, les profs auxquels j’avais eu à faire étaient entendants. Et l’enseignement que j’avais reçu était oral. Alors forcément, comme je n’y comprenais rien, je me disais : « Olala, qu’est-ce qu’ils sont intelligents, et qu’est-ce que je suis con ! »
Donc de me retrouver face à un prof sourd qui me parle dans ma langue, cela a provoqué un bouleversement. Un vrai bouleversement. J’étais très en colère. Cela m’a vraiment perturbé. Je n’étais que questionnements, tiraillements, un vrai bouillonnement à l’intérieur de moi.






Après avoir visionné un film où l’on voit Jean-François et sa fille âgée de deux ans échanger en Langue des Signes :






Vous avez vu ?
On se rend vraiment compte de la mise en place de la structure de la langue. Son vocabulaire s’enrichit, se précise, s’organise pour former des phrases. A deux ans, un vrai dialogue s’instaure. On assiste à la mise en place d’une langue, d’une vraie langue.

Nous devons nous inspirer des enfants.
Ils sont notre force pour continuer à combattre et avancer.
Nous adultes, sommes confrontés à des problèmes politiques,
des questions sans réponses.
C’est en nous tournant vers les enfants qu’on s’aperçoit qu’ils sont justes, parce qu’ils sont neufs.
Les problèmes que nous avons rencontrés depuis l’enfance, nous devons nous en dégager en nous tournant vers les enfants.
Laissons nos problèmes avec les entendants et cherchons des solutions au niveau de l’enfance.
C’est en débattant des questions éducatives que nous trouverons des solutions politiques.



Ma philosophie : est-ce de considérer que l’enfant sourd est un enfant malade à réparer, à soigner ? Non, non, non ! Pas du tout ! Je considère que l’enfant sourd est un enfant bien portant, un futur citoyen. Sourd, mais en pleine possession de ses facultés. Un être qui communique, et pas du tout, - comme certains pourraient le croire -, un être déficient, démuni.
Je considère qu’un enfant sourd est sourd… d’accord. Donc avec l’ouie en moins, mais un être à part entière.
Nous vivons dans une société entendante qui ne devrait pas empêcher l’enfant sourd de jouir des mêmes droits. Et à mon sens, cela ne peut passer que par l’enseignement. Un enseignement sélectif, tronqué ? Non ! L’enfant sourd a droit à l’accès à la connaissance, à un apprentissage complet, au même titre que les entendants. C’est ma philosophie. Rétablir l’équilibre.



Un de mes élèves, un jour, avait regardé la télévision, une émission qui parlait d’élections, de vote… Ses parents entendants en avaient discuté, mais il n’avait pas osé leur poser de questions. Il s’était dit qu’il parlerait à son maître sourd. Il est donc venu me voir :
« - Maître, pour qui tu vas voter, toi ?
- Ben, je sais pas. J’ai du mal à te répondre.
- Comment ça, tu sais pas Maître ?
- Ben, non, je sais pas, je n’ai pas accès aux informations, je ne sais pas bien lire. Et puis ils parlent, ils parlent à la télé, mais moi je ne les entends pas… je vois bien Mitterrand faire des grands gestes : « Votez pour moi »… mais moi je ne peux pas juger.
»
Ce jour-là, voyant la déception de cet enfant, j’ai réalisé à quel point nous étions en marge, à l’état animal, à côté d’une société qui débattait sans nous. Et c’est bien là le problème. Nous devons nous battre pour faire notre place, et exiger que les informations et les débats soient traduits en Langue des Signes, de manière systématique. Nous devons pouvoir accéder directement au débat pour ensuite transmettre nos réflexions à nos enfants et répondre à leurs questions. Débattre entre nous et en faire profiter nos enfants. En somme, devenir de vrais citoyens.

Levons-nous, et battons-nous pour accéder à une citoyenneté. Occupons notre place dans cette société qui est aussi la nôtre. Et que la Langue des Signes soit enfin reconnue.



Seul le bilinguisme permettra aux sourds d’exercer leur citoyenneté.



(...)
"


Extrait de "Jean François Mercurio, naissance d'un combat", film de Sophie Bergé-Fino







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