Jean-François, un homme d'influence

Jean-François Mercurio a grandi en internat dans une institution spécialisée pour Sourds de l’âge de 3 à 14 ans. Il en est sorti en 1973. A cette époque, la Langue des Signes était interdite dans l’enseignement, mais les élèves la pratiquaient entre eux sans avoir conscience de posséder une langue.

En 1982, 2LPE, association pour la promotion du Bilinguisme (Langue des Signes / Français écrit), organise son troisième stage d’été.

En 1984, la première classe bilingue est ouverte par l’association 2LPE dans une école publique à Poitiers. Jean-François y enseigne et devient ainsi le premier instituteur sourd en France.




Madame Mercurio, mère de Jean-François

Lorsque Jean-François est né, on s’est vite rendu compte qu’il était sourd.
Et on n’a pas considéré cela comme un handicap. On a toujours voulu avoir des enfants qui avaient beaucoup de facilités à vivre dans la société. Jean-François était un garçon très vivant, qui n’avait peur de personne, qui s’adressait à tout le monde avec beaucoup de facilité.
Il a aimé jouer avec les entendants. Il a beaucoup aimé les Sourds. Il a fait du sport avec les entendants et avec les Sourds. Et son plaisir, c’était de réunir les deux communautés. Il a souvent intégré des Sourds dans les équipes d’entendants, et le contraire aussi.

La Langue des Signes l’a toujours beaucoup attiré. Et là, il est pressenti pour aller faire un stage à Marseille. Un stage de Langue des Signes. Moi je lui ai dit : « Ecoute, tu n’as pas besoin d’aller à Marseille pour savoir la Langue des Signes. » Mais il a voulu absolument partir à Marseille.









Christian Deck : membre fondateur de 2LPE (2 Langues pour une Education)

Le but des stages était d’informer les gens sur ce que signifiait le bilinguisme et de diffuser cette information. Nous donnions aussi des cours de Langue des Signes.
Mais je voudrais revenir un peu en arrière.
Lorsque j’étais jeune étudiant, en terminale au Cours Morvan, j’ai vite nourri l’ambition de devenir professeur. Car j’avais noté un état de faite – pas au Cours Morvan, car c’était un peu particulier dans cette école – , mais dans les autres institutions comme Saint-Jacques. J’avais compris qu’on favorisait un ou deux élèves sourds au détriment des autres. Un ou deux élèves sourds qui parlaient bien. Les autres étaient laissés de côté, comme mis à la poubelle. J’ai donc vite compris que la méthode oraliste ne permettait qu’à un ou deux élève de sortir du lot.
Le système éducatif de base était à changer radicalement. Il fallait introduire la Langue des Signes.
La philosophie de 2LPE était de changer complètement le système éducatif en introduisant comme langue obligatoire la Langue des Signes comme langue d’enseignement. Par ailleurs, l’idée était de réunir les trois parties : les Sourds, les parents d’enfants sourds et les professionnels, pour travailler ensemble sur ce projet de bilinguisme.



Rachid Mimoun : enseignant

Les participants sourds attendaient des stages de 2LPE de réfléchir sur leur langue, et pour certains, de se l’approprier. Les cours de Langue des Signes permettaient de nous revaloriser. Inconsciemment, certains avaient envie d’enseigner. Nous apprenions ainsi ce qu’était le bilinguisme. Vu que tous les participants connaissaient l’échec scolaire, ce stage nous a appris à reprendre confiance en nous et à nous battre pour diffuser ce bilinguisme. Pour nous c’était ca le but des stages.







Christian Deck :

Bien sûr, nous avions besoin de Sourds natifs de la Langue des Signes. Dans l’association 2LPE, il y avait beaucoup d’entendants, très peu de Sourds, et des Sourds comme moi, qui n’étaient pas natifs de la Langue des Signes. Je connais la Langue des Signes, mais pas parfaitement, puisque j’ai grandi dans l’oralisme. Donc nous avions vraiment besoin de Sourds signeurs. C’est là qu’on est parti à la pêche.
Jean-François comment je l’ai rencontré ? A ce moment là, je travaillais à Toulouse avec Christian Mas.
Les vendredi et samedi soir, nous allions dans les foyers de Sourds, à la rencontre de Sourds signeurs, et Jean-François y était. Nous l’avons repéré assez vite, nous avions remarqué sa qualité de compréhension… comment dirais-je… sa qualité d’ouverture. Nous lui avons demandé assez rapidement de participer au stage de 2LPE, à Marseille. Au départ, il n’était pas très motivé. Je me souviens d’ailleurs de la fois où on l’a invité à assister à un cours de Langue des Signes donné à des entendants. Il s’est moqué de nous. Il était hilare : « Des entendants qui apprenaient la Langue des Signes ! » Il trouvait cela ridicule. Mais il était quand même à l’écoute de ce que l’on disait, et il s’est laissé convaincre de venir à Marseille. Ensuite, avec Christian Mas, nous avons réfléchi… Jean-François était métalo, soudeur dans une usine. Donc nous lui avons proposé de se mettre à temps partiel pour enseigner en Langue des Signes auprès d’enfants sourds.




Madame Mercurio :

Lorsqu’il est revenu, il m’a dit : « Maman, si tu savais… si tu savais… »
Il était émerveillé, d’avoir fait ce stage, d’avoir vécu cette semaine avec la Langue des Signes.
Il était émerveillé. Et de ce jour là, je crois que Jean-François n’a toujours pensé qu’à ça.
Quand il a eu un enfant sourd davantage, mais avant ça, Jean-François était toujours soucieux d’éducation.




Rachid Mimoun :

Un événement important est survenu dans la vie de Jean-François : la naissance de sa première fille, Sophie, qui était Sourde. C’est à partir de là qu’il est devenu un véritable militant. Jusqu’ici il n’était que sympathisant-militant. Il s’était mis à donner de cours aux entendants. Il avait déjà en lui cette envie de faire bouger les choses, mais c’est la naissance de sa fille sourde qui a joué comme un détonateur. Il s’est mis à donner plein plein de conférences. Il voulait vraiment informer les gens sur la qualité linguistique de la Langue des Signes et en apporter la preuve. D’ailleurs, quand sa fille a atteint 18 mois, il l’a filmée dans son quotidien. Il a été le premier à mettre sa vie privée sur la scène publique, seulement pour convaincre, et ca c’était vraiment émouvant.



Michel Lamothe
, Directeur de 2LPE Poitiers :

Il y avait un enjeu très grand dans le choix du premier professionnel sourd qui allait travailler auprès des enfants. Et Jean-François, et puis plus tard Rachid et puis plus tard d’autres, ont eu ce rôle d’être des enseignants… ou des maîtres. Moi je préfère penser que Jean-François était un maître d’école. Au sens où il se souciait du bien être des enfants et de leur éducation. Et il avait toute la capacité de penser à ce qui arrivait à l’enfant sourd dans la société et la famille, ayant lui-même eut l’expérience. Ce n’était pas qu’un enseignant, au sens classique, type IUFM qui transmet. C’était beaucoup beaucoup plus que ca. Je dirais même – et lui par contre ne l’a jamais dit – qu’il servait de repère identitaire pour les enfants.











Rachid Mimoun :

J’avais une relation très forte avec Jean-François. Ce que j’aimais chez lui, c’est qu’il avait du caractère, qu’il était volontaire, combatif. Ce que j’aimais aussi c’était son ouverture d’esprit. Il débordait d’idées. Il était toujours en ébullition. Et nos discussions pouvaient durer de 8 heures du soir à quatre heures du matin. Il avait toujours une idée nouvelle en tête. On discutait de plein de choses. Il avait toujours quelque chose à proposer pour faire avancer le monde des Sourds. C’était un homme pour qui le mot « impossible » n’existait pas. Tout était toujours possible. Il trouvait toujours un moyen d’avancer, une solution à tout. Il était vraiment intéressant. « impossible ? Non ! » Avec lui, tout était possible. Pourtant, à l’école, on se heurtait à des difficultés importantes, mais grâce à lui, on trouvait la solution. C’était vraiment un homme d’influence.



Michel Lamothe
:

Je crois qu’il n’a jamais utilisé la langue comme l’emblème identitaire d’une communauté. Il a utilisé la langue pour défendre des idées, pour vivre, pour échanger, pour partager et transformer politiquement les situations intolérables qui étaient faites aux enfants et aux adultes Sourds. Pour moi, Jean-François n’a pas forcé la direction vers l’idée « communautariste ». Je pense que c’est plutôt pour révéler quelque chose de lui en tant qu’homme, révéler pour les Sourds, des choses beaucoup plus riches que celles que les entendants percevaient. Et donner une chance aux enfants sourds de se révéler de façon beaucoup plus épanouie, beaucoup plus riche, mais dans un rapport au monde des entendants.



Philippe Texier, parent entendant d’enfant sourd :

Il avait dans sa classe des enfants sourds, mais il se souciait autant des enfants entendants de la classe à côté que des enfants sourds. Je crois qu’il avait une conception comme ca très ouverte de la citoyenneté, qui est celle qui me convient… mais n’est peut-être pas celle qui est en vigueur dans la communauté sourde aujourd’hui.















Michel Lamothe
:

Presque toute sa vie, que ce soit son histoire familiale, son histoire à Poitiers on va dire, qu’elle soit amicale, politique, professionnelle, elle est tout le temps sur l’enjeu du rapport des Sourds / des entendants. Quel regard avez-vous sur nous ? Qu’est-ce qu’on doit comprendre de nous ? Qu’est-ce qu’on peut changer de ce que vous pensez de nous ? Qu’est-ce qu’on peut changer ou améliorer ? La langue étant au service, mais pas comme une finalité, un objet linguistique intéressant pour les universitaires, ou un emblème identitaire (« on est une communauté parce qu’on a une langue »)… Non. Mais qu’est-ce qu’on veut faire de la langue ? Et en permanence, il me semble qu’elle était mise au service d’un échange beaucoup plus philosophique, politique, sur la façon de vivre et ce qu’on pouvait attendre de transformer dans la société les rapports entre les uns et les autres.



Philippe Texier :

Je crois que 2LPE était en avance sur son temps. Et ce qu’on paye aujourd’hui, quant à l’image de 2LPE dans la communauté Sourde, est le résultat du fait que c’était sacrément précurseur. Et que cela a bousculé beaucoup de gens et pas seulement les quelques docteurs mais aussi la communauté Sourde. Je crois que Jean-François, par sa place au sein de 2LPE, de par sa personnalité et sa force, effectivement il s’en est prit plein la gueule de la part de ses pairs sourds. En ce sens c’était un précurseur.



Madame Mercurio :

Il m’a dit : « Tu sais maman, je n’ai plus envie de faire le colloque. »
Je lui ai dit : « Mais, tu ne peux pas faire ça mon fils, c’est dans 10 jours le colloque, tu ne peux pas abandonner ce colloque, c’est impossible. »
Il m’a dit : « j’ai peur de parler dans le vide. Parce que les gens qui vont assister au colloque, Sourds ou entendants, vont être très enthousiasmés, mais après, qu’en restera-t-il ?"



Christian Deck :

Lorsque Jean-François a disparu, il n’y a pas eu vraiment de relève, aucun autre leader comme lui. Il n’y a pas eu de suite. Bien sûr il y a des gens de valeur chez les Sourds. Mais personne d’aussi charismatique. Aujourd’hui, le militantisme existe, mais il est devenu très individuel. Et pourtant, paradoxalement, ce que je constate c’est que des associations se créent partout et de plus en plus. Mais hélas, sans aucun lien entre elles ni aucune solidarité. C’est ce qui est difficile à accepter.



Madame Mercurio :

Il était enthousiasmé par ce qu’il faisait, c’est vrai. Mais il avait beaucoup de choses à porter. Et c’était un homme libre.












Extrait de "Jean François Mercurio, naissance d'un combat", film de Sophie Bergé-Fino